24. Le dieu Mercure muet
à Virgilio Aguirre
“Et j’avais vendu mon âme pour savoir.
Maintenant, je comprenais l’avoir vendue
non pas au démon, mais à quelqu’un de
beaucoup plus dangereux: Dieu”
Clarice Lispector
Bâillonné par ma main gauche, voilà le dieu Mercure rendu muet.
Et avoir ainsi le dieu de la mort en tant que maître du medium coeli, le tenir dans mes bras en l’encerclant comme si j’étreignais un tronc d’arbre invisible, lui, couvrant la Lune de sa cape, l’entourant d’un cylindre de tissu noir.
Le puits à nouveau, ce puits, et ne pas y tomber, ne rien dire ni renoncer à la chute. Combien d’eau pour s’y noyer ! Où vais-je avec ces paroles comme des sifflements de sifflet à ultrasons pour les chiens ? Personne n’écoute sauf quiconque aurait lui aussi le maître du caput mortuum héraut de putréfaction qui fait pousser des fleurs de lotus en série faisant l’amour avec l’astre de nuit, si virginal dans ma ronde autour du zodiaque.
25. Recette
Les voix oculaires évanouies qui se couchent sur le soir comme des pierres tombales lumineuses pour retourner ensuite dans les hauteurs font leur apparition sur la page blanche. Non pas crues, non pas voilées d’un pâle linceul de mousseline, mais dissoutes, le reflet tendu comme une mante entre la noirceur et la lumière.
Migration de ce qui est âpre, subit, acide sur la feuille, quel cours as-tu emprunté ? À travers quel poumon voyages-tu, faisant de longs séjours de souffle retenu, pour atteindre enfin le giron, la large poitrine du poème ?
26. Annotations sur le giron
Le voilà qui flottait comme l’écume sur la mer à faible bruissement de l’esprit, habit vide sur l’invisible corde à linge, le giron d’un homme. Lieu de rapprochement et lune unique enfouie sous la peau, nid à contretemps que la géométrie avait destiné une demi-hypothénuse plus bas.
Le giron est un berceau qu’on ne peut remettre à plus tard, ah bercé par quelle main manquant d’amour, quelle fleur manquant de vert, un trou vu à travers quelle lentille obscure.
27. Page couverture d’un manuel de pneumologie clinique
Sur la page couverture du manuel de pneumologie clinique apparaît une statue décapitée. Je me demande si elle a eu un jour une tête. Moi-même, ai-je eu un jour une tête ?
Mais à quoi peut bien rimer ce souci pour les têtes, si à douze heures pile s’ouvriront les vannes du ciel et descendront comme des oiseaux ailés des anges aux longues tuniques blanchissantes qui ondoient comme des drapeaux de paix entre deux feux.
La tête en question rêve certainement aux poumons de la statue qui a posé pour la page couverture ; les anges, eux, font leur arrivée, je les entends au près.
28. Viser juste
Lire les signes avec justesse.
Regarder sans sourciller les images se faire digérer par le vif-argent.
Voir la glace de l’armoire avaler le contenu tout entier de la chambre à coucher en y déformant les visages (ne pas broncher alors que ces visages grimacent en montrant les gencives).
Ne pas rendre l’âme au plancher, éviter de donner des coups de pieds en montrant les semelles.
Penser à un tissu rustique en guise de brouillard, aimer les nuits de vieille lune, se poser un bouchon sur la bouche, imaginer un désert reverdi dans l’œil bandé, concevoir un front en tant que pont du navire, regorgeant de poissons fraîchement pêchés qui s’y tortillent encore.
29. Le talc de ton visage
Le talc de ton visage, Jésus-Christ, sa blancheur.
Brise-moi en morceaux : je suis un insecte dans un champ de pierre secoué par la main de Dieu.
Convaincs-moi que ta main qui poignarde est aussi celle qui caresse.
Fabrique-moi des os capables de supporter le poids de ton absence.
30. Au large
Gardienne de demi-ombre, je veille soigneusement aux barreaux de mes côtes.
(je m’en suis enlevée une pour regarder les sons)
Je n’usurpe pas le sommeil : je le traverse en empruntant le chemin des corbeaux (regarde le nombril sur la voile : elle claque au vent de l’haleine.) (Sais-tu comment elle s’est formée au-dessus de la mer, agitant l’épaisseur des forêts marines et le sel en ses lames argentées ?: d’une déchirure dans le tissu du ciel.)
Cette nuit de points d’eau, je la traverse à gué : l’astre matinal se lève de l’autre côté de l’âme (je fais ici allusion à son paradis de fruits trop mûrs).
Je marche droite comme un pilier dans la sente du rêve, et je fléchis sous le poids de sa lumière comme la molle aiguille d’une horloge défunte. Le rebord coupant des vers a tout lieu de m’achever. Voici mes os, ramollis eux aussi : ils se dissoudront au cimetière.
Je ne sais pas si les mots mourront avant moi.
31. Froideur
Le point culminant de la neìge n’a rien á voir la neige, ces obscurs grumeaux blancs qui virevoltent en une légère cavalcade d’ailes de papillon. L’exil de la couleur n’est pas une simple marque sur le temps, arrière-faix de l’été où la réverbération du soleil a traversé comme une flèche décochée entre juin et octobre. Il arrive lorsque les volets sont fermés, lorsque le labyrinthe triche et qu’il y a des ouvertures dans le treillis de ses couloirs : on y tombe, on ne revient plus non pas parce qu’on s’est perdu, mais parce que la terre s’est ouverte sous nos pieds.
J’ai froid. Trois croisées blanchies s’ouvrent devant moi. Parages où je me retrouve coupée en morceaux : poignet, index, viscères, pouce, front et côtes, éparpillés dans l’espace le plus enneigé de moi-même.
32. Sur les différents mondes
Quelles araignées si minuscules dans le cerveau de l’air tissent-elles des voiles en soie octogonales, et quels tissus d’arum, si doux au toucher, si épais ! Quelles fleurs si minuscules tombent-elles dans leurs veines ?: grêle de pétales rose, les voilà qui s’arrêtent au niveau du poignet que la poésie ne s’est pas encore tailladé, pour suivre ensuite le visage bleu des mots, les yeux tendres de la matinée, une rangée de sourcils poursuivant les arbres du regard.
Dieu, l’Autre, dicte le dernier vers.
33. La carte du fou
Le fou s’arrête en trébuchant sur le seuil de l’intersection, soutenant une barre semblable à un sceptre. Il la caresse comme si c’était un animal de compagnie, un lapin, une colombe. On ne saurait dire si elle sert à mesurer, à frapper ou à faire des tours de magie. Le pauvre, il arbore un faible sourire, un sourire de monsieur personne, édenté, plissé sur son visage jaunâtre.
Il fait semblant de verser de l’acide (qu’il prétend avoir recueilli à même l’eau de pluie). Il le verse sur une image. Il veut la faire disparaître, comme s’il était en train de déguster la réalité en y faisant couler une eau de javel très concentrée. Mais il ne fait pas semblant : sur l’envers de sa main, il a vraiment un numéro gravé.
34. La splendide rivière ultraviolette
La splendide rivière ultraviolette du premier pétale d’un poème est un insecte oscillant dans le tracé de son cocon. Ö blanc visage du soleil franchissant le seuil des lèvres !: il y mange le monde entier, engloutit l’extérieur qui pend au bout des invisibles fils coupants. Il le tire vers soi : quelle systole de couleurs que cette barrière tremblante brisée par les paroles !
Tout ce qui n’est pas pareil à nous se réveille. Le labyrinthe des doigts aspire les plantes d’avril, « l’ève crucifiée aux portes d’une ville lointaine », la certitude de la racine dans la vallée, le germe aride des rames qui fendent l’eau, la langue pesante d’enclume que nous tire la fenêtre. Comme un caméléon elle la déroule et porte aux papilles gustatives de son âme la plaie du monde, le soleil, la poussière.
35. Le regard glauque de l’ange
Ce regard glauque de l’ange que je ne vois pas parce qu’il vibre trop pour mes yeux (deux tombes mineures sur mon visage qui souhaitait boire la quiétude face à face, la paix langue par langue), ce regard, dis-je, a tout lieu de m’ébranler.
“Ressuscitez le mort et tuez le vivant”
Tout me devient dense. Je ne suis plus omnivoyante, fille de Dieu qui poursuit son âme avec un filet à chasser les papillons pendant que le regard glauque de l’ange m’enveloppe de son silence tombal.
L’âme le sait bien : le passage se trouve précisément dans ce regard qui vibre juste en dehors de l’étouffement, juste en dehors de l’oubli.
36. Je rêve à toi parfois
In memoriam
à José Manuel Álvarez
Je rêve à toi, parfois, avec ton visage rose saumon, ta longue tunique blanche et ta croix de l’Ordre du Verseau qui avec ses mains de cordon s’accroche à ton cou de vieillard.
Dans mes rêves, tu parles à toutes les oreilles que je porte en tête, non pas une en particulier, pas celles qui ne t’ont jamais écouté parler dans les champs verdoyants de Veracruz, mais celles qui à contretemps t’écoutent parler dans la vaporeuse blancheur de la nuit.
Oh l’endormie que je suis, le papillon abattu que je suis devenue dans la lourde et bourbeuse épreuve, te regarde onduler comme une voile claquant au vent salin, non pas marcher sur les eaux, non pas bénir avec ta grande main, mais parler de Dieu.
Parler du jour où les vêtements de lumière seront aussi à moi.
37. Arche perdue en haute mer
Ah poète qui enfonce les doigts de ton âme dans le puits interminable où se couche pour y mourir le ciel, un ange bleu à son chevet ! Féroce coup d’encre. La page blanche n’est pas blanche : elle est jaune comme un jaune d’œuf.
Moi qui suis poète, j’ai trébuché sur des éclipses, j’ai été dans la bouche de Dieu une arche perdue au large avec sa petite cargaison, fourmilière de colombes et de tigres et de libellules. J’ai été navire sans voilure suivant aveuglément la ligne obscure du zéphyr, que seul la main velue d’un ange pousse vers l’avant comme une flèche fourbue de lenteur.
38. La mer écume cadencée
Il se peut bien que Dieu soit une sphère
(Jorge Eduardo Eielson)
La mer écume cadencée dans l’escargot de l’oreille. Elle brille en noctiluques et je sais que chaque scintillement phosphorescent qui l’illumine équivaut à quelque chose que tu m’as donné ou à l’écho d’une déclaration d’amour que tu as voulu faire, mais qui n’a pas abouti en sons, enfermée dans son propre silence comme les poissons ou les noisetiers des bois.
La mer de Dieu écume cadencée dans la spirale de l’âme. On l’accusera de nous faire du tort, la nuit, le pauvre, Lui qui aime tant ces visages.
39. Mer de Dieu
L’océan, prairie d’eau argentée, a un système circulatoire, des veines d’aigue-marine, et le liquide que Dieu y verse est un poison lorsque notre lune d’étain, sortie de son orbite, manque à son rendez-vous dans les hauteurs.
Dans ce poison il y a une graine, une graine de navire plantée dans la houle rouge qui deviendra corps mineur et contiendra des pièces comme une maison, un corps avec sa voix et tout, ses poignets et tout, ses palpitations et tout, doté d’une huître en guise de gorge et d’yeux aux pupilles sanguinaires qui condensent l’ombre comme un aimant.
Les menues rames du sang le poussent vers le haut, en direction du cœur, et vous me direz : “J’ignore comment il est, le cœur de la mer, s’il est enneigé, s’il a des chambres de désir, s’il bat comme des entrailles au revêtement écarlate, s’il a aimé, ou bien conçu, au lieu de fabriquer de l’amour, des liqueurs de chagrins marinés dans l’ombre ».
40. Épiphanie mineure
Resplendissant de la matière de Dieu, il a comparu sur le seuil de mon rêve, cette main qui m’enveloppe dans un autre endroit de moi-même avec son cocon fait de doigts.
Du regard, il m’a dit: «Je suis Saint-Michel Archange».
Je l’ai regardé depuis l’arche la plus basse, la plus proche du jardin d’enfant où vit mon âme maintenant.
Il a ouvert les lèvres, et il a dit: «Françoise, tu as une porte».
Il m’a paru étonnant qu’un être d’une telle frappe m’interpelle par mon propre nom (il y a tellement de noms possibles).
Soudain, il lui est arrivé la même chose qu’au Christ : il a commencé à se transfigurer, comme si son visage était devenu un masque d’or. J’ai fermé les yeux pour éviter que la lumière ne m’aveugle comme qui s’attarderait à regarder le soleil durant une éclipse. Sa brillance m’a réveillée.
Cinq ans ont passé depuis. Je ne sais toujours pas où se trouve cette porte.
41. Paysage sur la route Morelia-Guadalajara
L’aigrette noire d’un tronc d’arbre calciné observe impassible les hautes herbes bercées par le vent, tapis de blondes chevelures ondulant en vagues sur mer, mirage d’eau qui va et vient à la merci de la brise. La couleur fauve de l’herbe sèche coupe violemment la toile très bleue de l’azur qui surplombe la campagne.
Le saule de lumière inonde l’après-midi tout entier.
Cette brillance, cet état de la luminosité, au Mexique, juste avant le coucher du soleil : comme se retrouver à l’intérieur d’une étoile.
42. La toile
L’éternité, cette mer. Un voile épais qui sépare le jour perpétuel où Dieu a toujours vécu et la nuit dense pour y naître et y mourir.
Cette toile, quatre archanges majeurs tirent sur ses quatre bouts, chacun posté sur un point cardinal. Ce n’est pas qu’elle soit trouée, ni abîmée. Elle est faite comme ça : un drap en tissu d’azur, un tamis sur canevas plein de petits orifices que les acolytes de Dieu tendent entre leurs mains.
Les instants d’en bas qui luisent en nous visibles même pour l’âme la plus endormie, la plus enfermée dans la nuit noire, même depuis la non-mer de vicissitudes que nous sommes appelés à vivre du berceau à la tombe sont des gouttes qui tombent de là : larmes de bonheur que verse cette immense étoffe.
43. Perles nocturnes du regard
Savoure les larmes inutiles,
ton étoile demeure encore
allumée pour un jour enchanté
Bei Dao
Les aurifères perles nocturnes du regard profond qui m’a poussé dans le corps te désirent au sein d’un archipel d’îles invisibles.
Ah, notre firmament sommeille.
Je te vouvoie, je te parle avec déférence, mais je n’ai pas la moindre vase que toute ton ombre est étain vivant dans toutes entrailles que je puisse avoir.
Sous le figuier des choses bien-aimées, son désarroi nous sert de berceau.
44. D’ailes et de voiles
Sur une corde faite de visages marchent des personnages ailés, non soumis à la loi de la gravité, lunaires peut-être.
Jamais auparavant n’avais-je vu une corde qui ait de tels chaînons, encore moins des chaînons qui sont des visages (je connais surtout les ficelles en sisal, des fils quelconques, les cordes à linge d’arrière-cours où pendent des vêtements vides comme des cadavres en tissu).
Les rêves prophétiques que j’ai faits dernièrement m’ont délavé le regard. Ils y ont pratiqué, entre le cristallin et la papille optique, une incision par où se faufilent les images de l’au-delà de moi-même.
Je m’approche pour y voir de plus près ces personnages ailés. Mon Dieu, ce ne sont pas des ailes qu’ils ont, ce sont des voiles, des misaines, des huniers ! Je ne sais pas qui ils sont, mais ils sont dotés de gréements et voilure attachés au dos !
Ô navigation, ma saison fugace !
45. D’oiseaux et de grelots
Dans ses nuits d’insomnie, le poète écrit de mauvais vers:
« L’amour est un soleil qui fleurit ».
« Une pluie d’oiseaux finit sa migration avec splendeur ».
« Tes yeux étaient des oiseaux volant en moi ».
Ou bien des vers hermétiques:
« La rosée de la rue brisée tombe en un fracas de grelots ».
« En filigrane, le terrain pierreux et ensommeillé plante des oeillets sur le flanc de la salamandre ».
Sa tête est un pendule. Parfois, son esprit cultive des champignons vénéneux ; ailleurs, le papillon de ses pensées est un champ de tulipes à la fin de mai.
46. Une autre annotation sur le poète
La fenêtre donne peu de lumière pour éclairer le papier. On dirait que l’encrier est une pièce de jeu d’échecs.
La plume bat légèrement des ailes dans le susurrement du vent de nuit.
Le poète ne sait pas quoi écrire. Son âme est couverte d’une gale, une douleur de réverbération sur les bords. Il ne se souvient presque plus d’elle : la vendange a séché ; ses mains sont parties ; ses pas feutrés ne résonnent plus dans le long corridor. Il ne reste que ses yeux à lui qui parfois la regardent, lorsqu’elle, pour oublier ses yeux à lui, presse dans l’herbier de sa mémoire une grappe de fleurs invisibles.
47. Casse-tête d’ossements
La mort est allée trop loin et elle s’est mise à déboîter les os du défunt. Ensuite, prise d’un élan de réparation, elle a voulu reconstituer le squelette, souhaité ne pas avoir brisé l’ordre présidant sur le trou où on fera descendre le cercueil en terre.
Mon Dieu, elle ne se souvient plus où va la clavicule ; le coccyx n’entre plus sur le soutien des deux fémurs ; la dentition est en petits morceaux. Elle claque des dents en signe de repentir. Le corps, avec son revêtement de peau, est une affaire si ordonnée sauf en ce qui concerne toute chose bougeant au-delà de ses bornes (l’amour, par exemple, ce passage du rouge au plus haut d’une vie).
Pauvre Mort, si fragile sous la lumière ! Et sa main maladroite qui a défait le parfait assemblage que Dieu avait conçu pour nous rappeler que nous ne sommes que poussière.
48. Empreintes végétales
Les âmes des feuilles pendent sur les branchages, anneaux de lumière autour des pétales verts que sont les mains du chêne, du châtaignier, de l’acajou, du laurier, du bouleau, de l’oranger, du tilleul ou du faux poivrier. Peu importe l‘espèce. Peu importe que le nom finisse en “ou”, en “au” ou en “eul”, que son feuillage soit palmilobé, dentelé, cordiforme ou en forme de cœur.
Chaque feuillage s’abreuve à une fontaine de lumière.
Tout arbre est membre héréditaire d’un conciliabule forestier. Il porte sur son écorce un nom occulte que seul connaissent les oiseaux et autres êtres de la forêt.
Je suis une prêtresse en costume de ville. Les messagers invisibles m’ont fait cadeau d’un pâturage où paissent les arbres de mon enfance. Seul un mage, que j’ai connu il n’y a pas longtemps, sait qu’ils l’ont déposé comme une perle déjà complètement formée dans l’huître de mon cœur.
49. Grotte, corde et hameçon
Entre une grotte, une corde et un hameçon, je ne sais jamais qui tu es.
De la grotte, tu as le cloître profond, le son changé en écho, la matière de verrou.
De la corde, ce que je tire à l’extérieur de moi pour faire irruption, très circulaire, dans tes parties de vol les plus fines.
De l’hameçon, la manière dont l’ombre s’accroche au lit de l’horizon
obscur oiseau au chant lugubre autour du film orangé du crépuscule comme si elle y plantait enfin sa boussole pour mettre un terme à sa longue gravitation.
Le destin, petite planète de chaux vive que nous portons en nous comme un enfant pas encore né, jette son ombre sur nos corps, oh il la lance avec la grâce d’un pêcheur de cœurs.
50. Liste de noms pour l’innommable
En sa latence il bat lentement dans les ailes écarlates et charnues du cœur.
Il a un nom très connu. Prononcé par d’innombrables lèves sèches et assoiffées. Sitôt porteur de quatre-vingt-dix-neuf noms alors que le centième est impossible à prononcer, sitôt tellement dépourvu de nom parce que la parole serait, pour le décrire, une chemise de force ou une armure, il bat lentement dans les ailes écarlates et charnues du cœur des hommes.
On invoque son nom pour faire pleuvoir ou pour que s’accomplissent des souhaits. Peu de gens l’ont entendu battre dans les ailes écarlates et charnues de leur propre cœur.
51. Je ne dirai pas leur nom
Je ne dirai pas leurs noms : les bonnes manières m’en empêchent. Mais il y en a sept, je les ai comptés plusieurs fois. C’est par là qu’ils sortent la nuit, lorsque je souffre d’accès d’insomnie, et qu’ils se mettent à galoper, sauter, ramper, tournoyer au-dessus de mon ventre comme si un orage oublié au cœur du Déluge avait coupé l’arche en deux d’un éclair précis. Le pauvre navire perdu dans l’océan de Dieu a déversé son contenu dans les vagues de ma peau.
Le problème, depuis toujours, est de les remettre à leur place avant que ne sonne le glas de l’aube. J’ai la gorge serrée, les oreilles bouchées de tellement les entendre, les portes d’en bas sont scellées par les us et coutumes régnant entre la Vierge et le Capricorne.
Heureusement, le tigre n’a pas encore mangé le daim, pas plus que le serpent n’a mangé la souris.
52. Serrure
J’ai tellement de mal à le garder ouvert. Tout en lui voudrait se refermer, comme si la lumière qui pénètre par la fente minime lui faisait mal et que la perle ne pouvait se former que dans la noirceur totale.
Il n’y a pas d’abracadabra ni de formule magique capable de le garder ouvert plus longtemps. Qu’il se referme alors.
Et léchez-vous donc, chien de moi-même. Versez bientôt le calice galeux où Dieu a rangé mon âme sous forme de vin bleuté.
53. Cage de côtes
Je suis enfermée dans le coffre-fort de la chute.
Mais les vers sortent à la ligne tirée, ils me font des yeux doux, ils me trahissent toujours : un des douze pétales de la fleur du zodiaque tombe sur le papier. Aucun radoucissement, une pleine page couverte de toiles d’araignée. Et même quand je me tais, je vois passer devant moi le mouchoir des choses parfaites. Je leur sers de gorge, je suis comme le tronc d’arbre qui déverse ses anneaux concentriques dans le tombeau de la terre.
Toi qui diriges comme un chef d’orchestre la danse nuptiale des luminaires, leur danse elliptique, éclaire-moi avec ton protéique moteur céleste. Que les mots tombent, gouttes d’antidote sur ma langue : j’ai le murmure à huis clos.
Silice de lettres incandescent, ô cristal violacé qui laisse passer la nuit, laisse passer le silence !
54. Onirisme divin
À quoi Dieu rêve-t-il quand il rêve ?
Quels oiseaux de couleur passent à l’intérieur de ses yeux, ceux qu’il a imaginés lorsqu’il a prononcé le mot « oiseau » pour la première fois ? Des mots obscurs sortis de sa gorge, des syllabes d’un doré pur « oiseau », « eau », « lumière » ayant gravi son pharynx, des paroles s’étant échappées de son sommeil.
55. Solstice d’hiver
à Adriana, Aída, Cristina, Maribel, Meche, Noemí et Tere
Foulant les premières pierres du sentier de Capricorne, la constellation d’Orion nous a brillé entre les cils un tir, des yeux de lumière, des regards sans paupières béants sur le manteau obscur de la Vierge de la Guadeloupe.
À quelle hauteur avez-vous lancés vos âmes vers le filet hivernal (ce filet éclaboussé de petits cœurs lumineux dans la nuit fermée) ? Si quelque chose les a retenues dans les hauteurs, que ce soit la main d’un Christ.
Combien longue est la corde invisible qui retient ce que vous avez lancé alors au pieu bien ancré du corps, pour que vous ayez pu jeter ainsi votre pomme lunaire, si allégée, comme un cerf-volant à queue égarée ?
Longue largesse de la distance qui nous colle au tamis de lueurs et les laisse briller derrière la voûte sans toit, là où se sont croisées les poignées de poussière que nous avons éparpillées en un fouillis de larmes et de jouissances anciennes. Silencieuses les vétustes pierres tombales de nos mauvaises terres oubliées qui nous rappellent nos souvenirs, mais qui certes ont mordu un jour les vêtements d’argile. Qu’ils se taisent dans les ténèbres du solstice pour laisser parler la grande voix qui nous a mis au monde, placenta et membranes de notre corps mystique.
Dieu n’a eu de langue que pour le trait blanc d’une étoile filante : elle a tracé son arc sur nos fronts, le profil d’une pomme gigantesque. Il n’a eu que le tombeau terreux de la campagne pour nous poinçonner ainsi en attendant de digérer ce que nous avions en trop et de le recracher une teinture mère, un jour de mort quelconque.
Dieu enterrant sa voix de merle initial dans la diaspora éclatante de ses étoiles : et voilà que nous avons reçu, en cette nuit floribonde, son regard omnivoyant dans notre calice le plus vidé de Lui.
56. L’ange aux pattes blanches
L’ange aux pattes blanches, l’ange à queue de comète et aux griffes incrustées de rubis, cet ange me dit que Dieu est comme ceci et comme cela
(un animal de trait au joug royal de par sa proximité au Très-Haut).
Grand mât de sa cour céleste, il me dit en octosyllabes de suivre la trace que laissent les rêves sur mes draps.
Un ange qui tricote avec des aiguilles en ivoire noir, un ange qui tombe d’un balcon invisible, un ange qui est le maçon de Dieu et transporte de l’argile dans ses bras, un ange avec des ailes en forme d’amande, vole en direction du sol devenu bûcher.
57. Au sujet du pendu
On l’appelle parfois le pendu : douzième carte dans la fête foraine où défilent l’empereur, le fou, la papesse et l’amoureux.
Soutenu par un mystérieux gibet (deux arbres émondés liés par une poutre de bois sec en traverse), il boit la sève ardente, pourpre laiteuse qui suinte à chaque cicatrice de branche coupée.
Sur sa chemise, deux demi-lunes : la lune rouge de la petitesse, la lune blanche de la révélation. Victime au grand sourire, sur ses lèvres l’huile parfumée du sacerdoce envers un Dieu dont on a couvert la statue d’un drap pour échapper à son regard.
Son âme, ceignant le corps (une étreinte à la hauteur de l’aine), se détache, et lui, il se souvient de la chair, pendu comme il est, la tête vers le sol et les jambes pointant vers les nuages comme deux pousses d’amarante (la gauche est attachée par la cheville, la droite est pliée à angle droit). Dans cette position, les deniers en argent tombent de ses poches graines qui devront pourrir pour ensuite germer, lorsque la chair ne sera plus qu’un souvenir.
58. Agneau en train de téter les pis d’une vache (un rêve de 1999)
Il fait noir. Le quartier apparaît depuis l’intérieur d’une maison dont la seule fenêtre est couverte de lichen. Je marche dans la rue. Je vois au loin un terrain éclairé. D’où peut bien provenir ce morceau de jour dans la nuit noire, cet hémisphère diurne ayant échappé au cycle nocturne ? La lumière vient d’une vache qui broute la pelouse alors qu’elle émet sa propre lumière. Pour comble, elle est inondée sous une cascade de lait, et un agneau est accroché à ses pis.
Un ouvrier s’approche : « Mon travail est de donner un air de tropiques aux jardins du Nord », me dit-il. S’il avait été poète, il aurait ajouté : « Et que le sortilège solaire étampe sa lumière dans la saignée d’un bougainvillier ». N’allez pas croire que je n’ai pas remarqué : le maçon est une sorte de centaure dont la moitié inférieure représente le corps d’une chèvre. Je lui demande : « Votre signe du zodiaque est le Bélier, n’est-ce pas ? ». L’homme exhibe sa musculature, il est étonné de ma clairvoyance et me confirme qu’il est bel et bien Bélier.
Des années plus tard, étant devenue astrologue, j’ai compris : le Soleil s’exalte dans ce signe. Celui-là même qui ne brillait que chez les voisins, là où paissait une vache de lumière.