Deuxième peau

Tu es comme une peau sur la peau, linceul de mon vivant, un gant qui descendrait jusqu’à la jambe. J’essaie de te décoller —fine pellicule de cellules mortes, chair de moindre brûlure— mais un adhésif appelé passion te fait adhérer à mes clavicules, ventouse d’une longue langue léchant le zest de mon épiderme.

Je te déchire avec les ongles (ceux que plus tard j’allais dissoudre pour concocter la potion de détachement), et tu restes collée, écaille d’un seul morceau. Une lame de rasoir, un stylet, un papier de verre n’y réussissent pas mieux. Je me suis mis de l’acide, des crèmes, des masques faciaux faits de légumes hors-saison, des lotions miraculeuses, et tu es comme le souffle aux poumons: tu vas de mieux en mieux avec tes belles joues roses, et moi asthénique, alitée pour des raisons que les médecins ignorent. Tu me butines le sang tel un colibri calcifié sur mon bras, tu prends des forces à même mes propres tissus. Une fois que je serai morte, tu n’auras pas la délicatesse de graver ce poème sur ma pierre tombale. Tu hériteras de tout, et Françoise ne sera plus que la lueur d’un reflet, un pâle souvenir perdu au loin, un astéroïde en fuite dans le vaste lit où s’effectue la transmigration des âmes.

Jour après jour, ton invisible saignée.


Méduse dont je ne peux me défaire qu’en me noyant


Tu me colles aux jambes, méduse que le courant retourne vers moi encore et encore. Suaire transparent, tu romps le cortège nuptial des algues pour y flotter -mouchoir aux tons moirés- lentement à la dérive, venir m’embrasser à la prochaine vague. Miasme de sangsue, vampire sans bouche, je t’ai coupée, arrachée, tranchée, et tu repousses toujours depuis le plus petit morceau de toi-même.

Je te lance au large et c’est comme si à même le sel poussaient des mains minuscules t’envoyant à nouveau vers moi, flairant ma trace. Tu es la chauve-souris qui même aveugle sépare le bruit du silence et connaît les points cardinaux que ses yeux lui refusent. Je te vois t’approcher, me lécher les chevilles, monter jusqu’à l’aine (mon Dieu, tu vas me rendre exsangue !) comme si une étrange filiation du sang nous unissait ou le souvenir des paramécies qui fendaient l’eau première. Pour autant que je recule, évitant ton accolade marine, je te regarde droit dans les yeux : j’y vois une arche, un couvent dans la neige, un asile psychiatrique, un astrologue, une lampe magique, des poèmes.

Voile que tu es, tissu collant qui m’empêche de respirer. Et non seulement méduse qui porte les mots dans son ventre irisé, non seulement mascaret d’où va déferler, bruissant, le repli d’une vague. Tu es aussi l’épingle qui traverse le corps de l’insecte.


Un long cil


Tout cela a commencé comme une ligne, perceptible à peine, un long cil dessiné sur la chaux d’un mur. Ah, mais tous ces traits de poudrière jouissent d’une longévité surnaturelle, les voilà qui poussent avec la bonne santé des mauvaises herbes.

Rapaillée, destinée à être éternelle, elle fleurit hors de mon silence, fleur safran qui va oindre son venin au toucher (personne ne peut nier que la fleur est toute vermoulue).

Daim que je suis, fuyant la rencontre, et qui leste son cœur comme la pierre que retiendrait une main prudente.

Neige légère de lágrimas en moi, ici non plus je n’ai pas su traduire lágrimas.

Quels sanglots sont-ils versés en français ou en n’importe quelle langue, là où personne ne m’écoute ? Qu’est-ce que je traduis qui ne soit la faux tranchant ma racine unique ?

Voici ma confession plénière : je démissionne, le cortège avancera sans moi. Le poème sera lu à l’orée d’où moi, chaudron de larmes, je devrai me taire à jamais.

Personne ne m’entendra crier.


Sabbat de sorcières


Je me demande quelle phase de la lune elles attendaient bien pour y célébrer leurs sabbats. On ne m’a jamais invitée. La raison, je l’ai comprise par la suite: c’est à moi qu’étaient destinées les potions. Elles en savent long sur les lunaisons, et pourtant, ça ne leur a servi à rien : on peut fabriquer du poison à n’importe quel moment du cycle synodique, avec ou sans hennin, avec ou sans balai, avec ou sans livre de recettes où l’on fait bouillir des yeux de chauve-souris dans du sang de faune distillé. Il suffit que deux cœurs de la même argile se réunissent entre minuit et les lueurs de l’aube pour que fassent effet les incantations : oui, des poils m’ont bien poussé sur la langue, sur mes aisselles d’étranges tumeurs sont apparues, que seul la solitude m’aidait à drainer.

En rêve, elles me poursuivaient avec leurs têtes échevelées, leurs robes en haillons sous des manteaux d’hermine ; le grondement de leur souffle résonnait comme le tintement le plus cristallin; les paroles qu’elles disaient en mon absence frappaient aux portails du rêve (l’idée me vient à l’esprit d’un malheureux qui porte un mourrant dans les bras et a besoin désespérément d’un médecin). Il n’y avait de lieu où me protéger de leurs regards. Je demandais à mon ange gardien qu’il me fasse (il suffisait d’un geste de prestidigitateur) un endroit spécial où elles ne pourraient ni me voir ni se rappeler de moi. Il semblait sourd. Il me regardait comme si de rien n’était, sans broncher, heureux d’être un ange.

Et moi, traquée par ces voix, leurs regards, leurs rires, comme si de la réalité, depuis les sabbats véritables où elles égrainaient les heures à parler de ma chevelure, de mon budget, de mes proches, de ma présomption ou de la fausseté de mes poèmes, montaient de petits tunnels vers les lieux inexistants où je souhaitais me reposer de leurs conciliabules. Et là, dans mon sommeil, une sorte de liquide empoisonné, vert et visqueux, envahissait les vases communicants pour aller inonder les recoins des alcôves supranaturelles.

Avec le temps, j’en suis venue à moins y penser. Mais je ne peux m’empêcher de sortir, parfois, la nuit, admirer la blancheur circulaire de notre satellite qui transperce la noirceur comme un masque de lumière. Et alors, la mémoire me tend son piège aux bords dentelés : je les vois encore danser, ménades entraînées dans la frénésie de leurs bals par l’appel inaudible de la pleine lune.

Les chirurgiennes

Lumière qui blesse, bistouri du trou le plus creux
Bernardo Ortiz de Montellano

Comme vous avez bien su manier le bistouri, vous qui n’aviez jamais fréquenté l’École de Médecine ! Comme si vous étiez nées un bistouri à la main, et d’une éternité coagulée en son propre centre, vous connaissiez tous les secrets du port d’armes. Comme si la lame au tranchant mortel était l’excroissance naturelle de votre phalange et vous vous étiez consacrées des années durant à l’anatomie des cadavres, fleurs fanées que ramasse la morgue. Moi qui me dédiais à l’observation des oiseaux, l’astronomie pour amateurs, la froide beauté des hendécasyllabes, je n’ai pas remarqué ce cousin sophistiqué du couteau et de la lame de rasoir que vous cachiez dans votre poing fermé.

Certes, j’ai bien vu briller quelque chose au moment où vous avez levé le bras : un éclat subit a jailli (le soleil avait léché le métal à un angle parfait et engendré une étoile minuscule qui n’étincela que le temps que dure une éphémère ). Mais je n’ai pas su reculer d’un pas, ce qui m’aurait sauvée. Ni l’observation des rouge-gorges, du voile ou des anneaux de Saturne, de la Voie Lactée ou d’Alpha Centauri, ni les paradis imaginaires que tendent —tu parles d’une toile !— les alexandrins, ne m’avaient préparée à engager un tel duel. Alors que le sang me coulait le long du cou, que le mot “artère carotide” clignotait dans mon cerveau comme un souvenir heureux, la mort étant imminente, plusieurs pensées se bousculèrent dans mon esprit : quelle adresse que la vôtre, savoir exactement quelle artère couper ! Quelle saignée magistrale ! Vous n’avez pas frappé à tort et à travers des organes non vitaux, infligeant des coupures faciles à suturer. À la demande d’un chirurgien, vous auriez pu dessiner avec grande exactitude la cartographie du cœur, le parcours précis du sang en son arborescence interne d’un ventricule à l’autre.

On commet toujours l’erreur de sous-estimer ses ennemis : je vous avais maintenant devant moi, brandissant dans la main (que j’avais cru maladroite) un bistouri effilé. Deux meurtrières capables d’extirper d’une seule estafilade l’hypophyse, la glande pinéale ou le chiasme optique. La vie est d’une beauté ironique que les observateurs d’oiseaux et d’étoiles ne font que soupçonner : au lieu d’être incarcérées pour cause d’homicide avec préméditation, vous avez toutes deux obtenu une chaire sur la “croissance intérieure”, et un poste de chirurgienne dans un hôpital de riches.

Tribunal


Les sièges du tribunal sont en velours rouge. On a invité au procès toutes mes connaissances, qui seront appelées à témoigner contre moi. On m’appelle à la barre des accusés, menottée et bâillonnée. Les chefs d’accusation sont récités par le juge en alexandrins polyrrythmiques, et en espagnol : Por los cisnes sedosos que acarician las cañas/con sus quillas de plumas a medio luminosas/una rosa de nieve deshoja ella infinita/cuyos pétalos forman círculos en las aguas .

Que représente donc le cygne ? Serait-ce mes derniers mots, « mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Aurait-il le don de prophétie, serait-il capable de prédire décès ? Je pense à la rose des neiges : quel bienfait de l’hiver pourrait bien signifier cette coupe de pétales dans la blancheur d’un pré.

L’avocat de la couronne se rend compte que je n’ai rien compris et répète la même accusation en hendécasyllabes, encore en espagnol : Para el cisne sedoso entre las cañas/con su quilla de plumas luminosas/deshoja sin cesar la rosa nívea/y turba con sus pétalos el agua . Je comprends encore moins : maintenant, l’eau se trouble (ainsi se plisserait un vieux miroir) : j’ignore s’il s’agit de l’étang que je porte en moi, où un lapidateur invisible joue à lancer des roches. La couleur rouge de la rose est peut-être la teinture de cinabre qui me teint le cœur (le pauvre, il est devenu si pâle, peut-être n’est-il même plus rose).

Le temps court, gazelle spectrale au détour d’un sous-bois. Je ne sais toujours pas quels chefs d’accusation ont été retenus à mon encontre. Le cygne nage en rond dans mon esprit et tient dans son bec une rose de glace aux épines verglacées. Y aurait-il dans mon procès posthume une clause annulant ma négligence, qui puisse condamner à mort ce Caïn que tu incarnes et que la malédiction a voué à la lutte fratricide à perpétuité ? Invoquera-t-on en ma faveur des circonstances atténuantes, pour que mon propre tribunal ait la faculté de m’absoudre ?

Je me retourne vers le jury, cherchant, dans la profonde noirceur des yeux me criblant du regard, l’étoile minime de la clémence, une pupille de lumière sous la voûte obscure. J’y vois une guillotine.

Égarement mineur

à Leticia Villagarcía


À cause de cette âme égarée qui fulgurante me troue la chair au vilebrequin, je me suis perdue en route.

Lety apparaîtra-t-elle encore pour me donner une boussole à quadrant en bois de pin, comme l’autre nuit, le ciel servant de baldaquin, alors qu’elle volait comme une graine, disséminée en une pluie de pollen poussée par le souffle silencieux de l’air, au-dessus du fleuve initial ?

Saint Thomas d’Aquin le savait bien : les planètes tournent autour de la Terre parce que la main d’un ange les pousse dans le vide, dans la nuit sidérale, le manteau troué de l’abîme.

Et moi qui en rêve fait office de tapis magique flairant la proximité du bercail, cherchant l’alpha, le berceau oublié, la voix de mon père au bout du fleuve me disant je t’aime, ayant un habitacle pour me battre au beau milieu de la poitrine. Quel levier m’a donc soulevée jusqu’ici ?

Quel beau lieu pour une rencontre, les nuages.